Horizontalement votre   

 

 

Je vous en prie, Monsieur, ne partez pas !
Vous avez entendu crier. Surpris, vous avez levé la tête et vu la fenêtre grande ouverte. Vous avez sûrement hésité devant cette bouche sans visage. Et puis vous êtes monté. Cinq étages. Peut être avez vous poussé d'autres portes que la mienne avant de me trouver. En me voyant, vous avez baissé les yeux, regrettant déjà d'avoir répondu à un cri que vous pouviez ne pas entendre. Le cri d'un infirme. Oui, Monsieur. Quinze ans que je suis là, clouté à tout jamais sur ce lit en fer. Quinze ans de solitude drapée de blanc.

 

Je vous en prie, Monsieur, écoutez moi !

Je n'ai que peu de temps. On ne va pas tarder à revenir. On, c'est les autres. Mes parents, mes voisins, mes amis. Tous ceux qui m'entourent de leur affection et de leur pitié. Tous ceux qui me parlent et ne m'écoutent pas. Alors, j'ai crié. En espérant que quelqu'un pousserait la porte de ma prison. Quelqu'un que je ne connaisse pas. Quelqu'un à qui il me serait permis de raconter ma mort. Oui, Monsieur, ma mort. Une mort toute simple qui ne fera pas la une des journaux. Juste quelques lignes en dernière page. Celle que les petites gens lisent pour se regarder vivre.

Jeune homme de bonne famille, privé de l'usage de ses bras et de ses jambes depuis l'âge de cinq ans, s'est donné la mort le jour de ses vingt ans en se jetant par la fenêtre.

Une mort banale. On compatira du bout des yeux et on conversera à grands coups de larmes. Peut être certains se demanderont ils comment j'ai pu atteindre la fenêtre, mais peu importe. Je serai mort.

 

Je vous en prie, Monsieur, ne parlez pas !

Quinze ans. Oui, Monsieur, quinze ans de sollicitude touchante. Car on me laisse rarement seul. Je suis entouré. On vient me voir, me parler, me réconforter. Oui, Monsieur, on vient. On vient me faire pipi, me faire caca, me faire manger, me faire dormir. Je vous choque, Monsieur ? Mais on vient, Monsieur. Oui, on vient. Et on s'étonne. De mon manque de joie, de mon manque de force, de mon manque de vie. Et de me citer Untel, sourd comme un pot, et qui se plaît à répéter J'adore m'écouter parler. Et de rire, mon dieu qu'il est drôle, et de s'étonner de mon manque de. Et oui, Monsieur, on s'étonne. Car on ne comprend pas. On ne comprend pas que continuer de vivre pour un non conforme, ce n'est pas refuser la mort, mais tout simplement en avoir peur. Quinze ans déjà. Oui, Monsieur, quinze ans. Quinze ans à regarder le même tableau accroché au mur. Une fenêtre ouverte sur une autre fenêtre. Avec tout en bas, un arbre. Un très vieux copain qui n'a jamais pu quitter son lit tout rond de fil de fer torsadé, et qui tente depuis quinze ans de me tendre les bras. Un autre moi-même. Oui, Monsieur, un autre moi-même..

La fenêtre, Monsieur !.. Je vous en supplie, Monsieur, aidez moi !

 

 

Georges Berdot / 1975